Ce roman évoque la complexité des relations familiales. Le portrait de famille dont il sera question rayonnera autour de l'histoire d'amour risible et invraisemblable d'un homme de 84 ans, père de famille, avec une jeune ukrainienne de 50 ans sa cadette. Elle a des goûts de luxe, une tenue vestimentaire provocatrice, des seins comme des «ogives nucléaires» et une pensée... limitée. Et tout cela, au grand désespoir de ses filles. C'est ainsi que, craignant pour la santé mentale de leur père, l'amour naissant sera le prétexte d'une longue suite de réconciliations entre les membres de la famille.
Les différents personnages évoqueront également leurs ancêtres et ceux qui les ont quittés. C'est d'ailleurs avec beaucoup d'émotion que l'auteure nous parle, telle une ritournelle, de la vie et de la mort, comme d'un traumatisme profondément enfoui en elle. Dans une scène de mise à mort d'un poulet, voici ce qu'elle nous livre: «Après un dernier spasme, le poulet s'était immobilisé. Tu vois Nadezhda, c'est comme ça que nous mourrons»... Les personnages se questionnent également sur l'amour que se sont portés leurs parents, sur leurs origines, sur le pourquoi de leurs actes et pensées: «L'histoire personnelle ça définit, ça nous aide à comprendre, à apprendre...». Également: «Je croyais que l'histoire de mes parents se résumait à une histoire heureuse, une histoire de triomphe sur la tragédie, mais je me rends compte à présent que le bonheur n'est fait que d'instants fugitifs qu'il faut saisir avant qu'ils ne s'échappent.»
Ce roman s'inscrit avant tout sur un fond historique et politique. Il est question de la guerre civile, du conflit opposant les communistes de Moscou et les partis communistes nationaux. Il est question également de Staline, du goulag, de l'Armée rouge, de l'invasion de la Pologne et de la grande famine qui tua 10 millions de personnes en 1932-1933. Puis, inévitablement, il est question des traumatismes qui en résultent pour chacun des personnages. Et ces relations de cause à effet, en plongeant le lecteur dans l'âme de chacun, font la richesse de ce roman.
«Une brève histoire du tracteur en Ukraine» est ce roman dans le roman que notre octogénaire s'est donné la mission d'écrire. C'est lui qui tissera les liens entre l'histoire de l'Ukraine et le présent. Il sera l'élément rassembleur.
Ce beau livre, aux accents de l'Ukraine (car les personnages se sont bel et bien fait attribuer des accents spécifiques à chacun), a une richesse et une profondeur de dialogues sans égal. Autre point auquel je ne m'attendais pas du tout: sous des dessous de guerre et de traumatismes, ce roman est à mourir de rire! Et si parfois l'on sourit tristement, c'est sans doute davantage par compassion. Parce que cette guerre a bel et bien existé et que ceux qui l'ont vécue ne l'oublieront jamais... Marina Lewycka, originaire de l'Ukraine et née dans un camp de réfugiés allemand, pourrait nous en dire long...