« Le monde était à l’origine un vaste champ et la Terre était plate. Les animaux de toutes espèces arpentaient cette prairie et n’avaient pas de noms, les grandes créatures mangeaient les petites et personne n’y voyait rien à redire. Puis l’homme est arrivé, il avançait courbé aux confins du monde, poilu, imbécile et faible, et il s’est multiplié, il est devenu si envahissant, si tordu et meurtrier à force d’attendre que la Terre s’est mise à se déformer. Ses extrémités se sont recourbées lentement, hommes, femmes et enfants luttaient pour rester sur la planète, s’agrippant à la fourrure du voisin et escaladant le dos des autres jusqu’à ce que l’humain se retrouve nu, frigorifié et assassin, suspendu aux limites du monde. »
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Comment fait-on pour se remettre d’une telle lecture?
Une chose est certaine, le paysage est à couper le souffle. Imaginez-le, quelques instants, en fermant les yeux. Une cabane en cèdre blottie dans un fjord au sud de l’Alaska. Un lieu sauvage en plein milieu de nulle part. Aucune âme qui vit à des km à la ronde. Après tout, c’est l’endroit idéal pour se camper dans la solitude d’un retour aux sources. Le décor rêvé dans lequel l’auteur a planté son histoire qui, elle, ne vous quittera jamais plus une fois le livre refermé…
Jim avait repéré ce coin de pays depuis un bon moment. Il s’était dit qu’en s’y installant durant un an avec Roy, son fils de 13 ans, ils pourraient apprendre à mieux se connaître. Quoi de mieux qu’une forêt vierge de toutes choses inutiles pour se retrouver, seuls à seuls. Roy s’était dit qu’il pouvait lui faire confiance. S’était-il même posé la question?
Au premier jour, son père s’était acharné à construire un abri pour le bois et un fumoir à poisson. C’est étrange, il avait semblé à Roy qu’il se retrouvait face à un modèle de père qu’il n’avait pas connu : fragile, dépressif, inaccessible... Pourquoi tous ces reproches et cette culpabilité? Ces confidences de grandes personnes sur ses infidélités et son mépris des femmes? Chaque jour, il s’enfonçait un peu plus profondément dans des pensées obscures qu’il était devenu impossible à son fils d’atteindre. Son discours était incohérent. Même que le soir, il pleurait dans des sanglots étouffés en se parlant à lui-même. Roy s’était dit qu’il pouvait lui faire confiance. Avait-il eu tort?
« Je ne sais pas pourquoi je suis devenue comme ça. Je me sens si mal. Ça va pendant la journée, mais ça me prend la nuit. Dans ces moments-là, je ne sais plus quoi faire. Je suis désolé, Roy. J’essaie de toutes mes forces. Je ne sais pas si je vais tenir le coup. »
Et Roy dans tout ça? Comment tenir le coup devant la fragilité d’un père censé rassurer son enfant? Tous ces doutes ont plongé son fils dans l’insécurité et la détresse. Roy s’était même mis à le craindre, le détester. Pouvait-il en être autrement? Il ressentait de la confusion, des choses qu’il n’arrivait pas à analyser. On aurait même dit que, ce jour-là, son père s’était jeté de la falaise. Roy s’était pourtant dit qu’il pouvait croire en lui…
« Je ne sais pas à quoi c’est dû, je ne me suis jamais senti à ma place nulle part.
Quelque chose me manquait, mais j’ai le sentiment qu’être ici avec toi va tout arranger. Tu vois ce que je veux dire? »
Je ne sais pas si le petit a compris. Peut-on comprendre le désespoir d’un père quand on a 13 ans et qu’on lui avait fait confiance? Je me retrouve à la fin de ce roman en me disant que David Vann a réussi un exploit hors du commun : arriver à décrire avec finesse une longue chute vers l’inévitable. J’hésite toujours à parler de folie parce qu’après tout, qui suis-je pour en juger? Une chose est certaine, un fils a accompagné son père pour le sauver et survivre à ses propres rêves. Il s’est senti désarmé devant sa douleur, parce qu’il ne la comprenait pas. Ils étaient partis pour apprendre à mieux se connaître et s’apprivoiser l’un l’autre. Au final, ce qu’ils ont découvert était plus terrifiant encore que tout ce que vous ne pourrez jamais imaginer…
L’auteur avait le même âge que son personnage de Roy quand son propre père est mort, à 40 ans. Et j’ai eu le sentiment que son histoire était l’expression d’une souffrance personnelle. On aurait dit qu’il était allé puiser en lui juste ce qu’il lui fallait de force nécessaire pour accomplir ce roman. Au bout de 10 ans, je sens cet aboutissement comme un acte de courage. J’ai aimé la profondeur de ce livre, qui lui, n’est pas qu’une histoire d’horreur et de sang. Mais une grande histoire d’humanité…
T’avais raison manU, je m’en souviendrai longtemps! Merci de l’avoir fait parvenir jusqu’à moi, par-delà l’Atlantique ;-)
Pour le Bison, passionné de Nature Writing et de terres sauvages, ce roman a été un grand coup de cœur, un CHOC!
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