
« Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée… » - Romain Gary (citation en début de roman)
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« Le vernis de l’enfance s’étiolait doucement, craquait de partout, me laissait voir, derrière sa lumière aveuglante, les filaments de ténèbres qu’elle s’applique tant à cacher. »
Des lustres que je n’avais pas croisé un personnage aussi attachant que celui de la petite Hélène, 10 ans, en l’occurrence la narratrice – mais comme elle se prend pour un garçon, elle apprécierait que vous l’appeliez Joe. Chaque jour, au retour de l’école, elle amarre son destin à celui de Lady Oscar, dans un dessin animé japonais présenté à Canal Famille. Miss Oscar est son héroïne, jeune fille aux allures garçonnes, un certain capitaine de la garde rapprochée de Marie-Antoinette. Elles ne formeront qu’une, liées par l’unicité théâtrale de leur caractère. Petits bouts de femmes explosives dans des corps de jeunes filles, grandies trop vite, têtues, indociles et sans demi-mesure, elles donneront sens à leur vie dans les souffrances et le labeur, une façon d’échapper à « l’insignifiance de la vie ». Une manière de se débattre en eaux troubles et sortir la tête de l’eau. Rescapées au seuil de la vie, mais avant tout fortes et courageuses, nageant dans des vagues d’émotions contradictoires. Fuguer dans la seule intention qu’on nous retienne. Et au final, revenir à l’essentiel...
« J’étais handicapée d’une hypersensibilité qui me volait toute forme de salutaire insouciance. »
Ma petite Hélène vit avec ses parents et ses trois sœurs dans un quartier pauvre de Limoilou. P’tit quotidien, p’tite vie, p’tite misère mais bonheur fragile, elle est dotée d’un sens de l’humour et d’une capacité d’autodérision incroyable, marquant sa maturité précoce. Elle a du mordant, du chien, de la répartie, ses répliques sont cinglantes, je l’adore! Et qu’est-ce qu’elle est drôle! Camelot à ses heures et serveuse dans un bingo, elle s’est donnée la mission de subvenir aux besoins de sa famille. À 10 ans...
Affalé sur sa chaise de faux cuir du stationnement du logement d’à côté, Roger boit sa bière. Sa p'tite bière frette. Mon héroïne se liera d’amitié avec lui. Fraîchement sorti de Robert-Giffard où il a passé 30 ans de sa vie – un institut psychiatrique de Québec – il est le portrait type du rescapé de la vague de désinstitutionalisation des années soixante. On fout tout le monde dehors pour « faire de la place ».
« …va juste falloir qu’il se calme un peu, qu’il diminue la bière, la cigarette… Mais ça, c’est pas la première fois qu’on y dit, hein Roger?
-J’vas pas rien slaquer pantoute, maudit Saint-Ciboire, j’sus déménagé icitte pour être plus proche du dépanneur. »
Une majorité de ces hommes et femmes, souffrants de graves problèmes de santé mentale, se sont retrouvés soit en prison pour délits, soit dans la rue, marginalisés par l’itinérance. Les plus chanceux, comme Roger, vivent dans un deux et demi aux murs jaunis qui sentent la viande passée date et la fumée de cigarettes. Comme Roger, ils n’ont qu’à s’allonger le bras juste assez loin pour atteindre la caisse d’O’Keefe. Chemise à carreaux, bas blancs aux genoux dans des sandales brunes de chez Rossy, il sacre à coups de tabarnak de crisse et de câlisse de St-Ciboire. Je suis certaine qu’un Bison l’a adoré... Mais comment ne pas l'aimer ce Roger! :P
« T’aurais dû m’amener de la bière, une bonne tite bière frette »
« Tu m’niaises-tu, toé là? »
Comme je suis heureuse d’avoir enfin découvert la plume de Marie-Renée Lavoie! Cette auteure est pleine de talent et ses mots sont colorés aux accents du pays. Bison a partagé cette lecture avec moi, entre deux guimauves au sirop d'érable et un feu de camp qui crépite dans la nuit étoilée :D
J’ai adoré la diversité des personnages, des êtres aussi marginaux qu’inoubliables, à commencer par Roger et Hélène, Badaboum, la vieille femme d’à côté, la Corbeau, stéréotype de la vieille sorcière exécrable…
La petite et le vieux c’est le regard d’une enfant sur le monde des adultes, ses questionnements sur la médiocrité. C’est un portrait de société vivant et débridé, authentique surtout et tellement réaliste. C’est une série de clins d’œil au Québec de toujours, Les 1oo Tours de Centour, une tranche de céleri tartinée au Cheez Whiz, le dépanneur du coin et un sandwich à la crème glacée (et oui...!). Ce sont des questionnements sur le deuil et la mort, sans aucun pathétisme. C’est un roman que l’on devrait lire...
« Les clichés les plus éculés, comme les plus irréductibles maladies, traversent sans ambages le temps et les générations ; pendant ce temps, les plus beaux poèmes s’étiolent dans l’oubli. »
Un p'tit sandwich à la crème glacée mon Bison? ^^
Les avis de A girl from earth et Aifelle
