«L’autre s’éloigna pour ne pas le gêner, mais l’attention que le vieux portait au livre était telle qu’il ne supporta pas de rester à l’écart.
-De quoi ça parle ?
-De l’amour.
À cette réponse du vieux, il se rapprocha, très intéressé.
-Sans blague ? Avec des bonnes femmes riches, chaudes et tout ?
Le vieux ferma le livre d’un coup sec qui fit trembler la flamme de la lampe.
-Non. Ça parle de l’autre amour. Celui qui fait souffrir.
L’homme se sentit déçu. Il courba les épaules et s’éloigna de nouveau. »
Je savais qu’en relisant ce si beau roman, je serais à nouveau touchée d’émotions par cette jungle de l’Amazonie, peinte à travers le regard d’un homme qui a le courage de ses convictions. C’est en réalité plus qu’un roman, un grand cri humain auquel je me suis senti la volonté de me rallier, pour le meilleur et pour le pire. Quand on aime la nature autant qu’elle habite l’âme et les tripes de l’auteur, on ne peut que pleurer en le refermant sur ses dernières pages. Ce face-à-face avec la nature est douloureux, criant de vérité sur la bêtise de l’homme, la soumettant aux cruautés de son ignorance. Ce roman est d’autant plus douloureux qu’il le dédie à Chico Mendes, ami et défenseur de la forêt amazonienne, assassiné quelques années plus tôt pour ses idéaux.
Antonio José Bolivar habite El Idilio, un bord de fleuve amazonien, en apparence idyllique, où il jouit d’une certaine liberté. Papayers, ouistitis, toucans et nature sauvage sont autant de beautés qu’il côtoie chaque jour. Les Jivanos, indigènes issus du peuple des Shuars, lui ont tout appris de la chasse et de leurs mœurs. Dans la solitude de sa cabane en bambou, il fume des cigares, s’abreuve de Frontera et lit des romans d’amour. Mais pas n’importe lesquels… Il lui en faut qui font bien souffrir, même terriblement, avec des amours désespérées et des fins heureuses. Des romans d’amour où il s’émeut tant qu’il pleure à chaudes larmes. Une manière d’échapper à ce monde de brutes, « d’oublier la barbarie des hommes »… Un contraste que je rends grâce à l’auteur d’avoir eu le génie de trouver.
Quand est retrouvé dans une pirogue le cadavre d’un homme, Antonio José Bolivar est le seul à comprendre qu’il s’agit d’un acte de justice. S’ensuivront 3 autres assassinats. Une femelle ocelot a perdu ses petits, sauvagement tués par la main de l’homme. Folle de douleur et de rage, elle sort ses griffes, acérées, rôde et tue. Sur les berges du fleuve, on entend ses sanglots, désespérés, presque humains… Merde, il n’y a pas que les hommes à ressentir des émotions! Et c’est à ce passage du livre que j’ai pleuré la première fois… J’ai pris part à cette vengeance de l’animal comme une mère protectrice le ferait si on s’attaquait à ses petits…
Accompagné d’un groupe de cinq aventuriers Shuars, Antonio sera mandaté par le maire de la ville, alias la Limace, de retrouver la bête et de la tuer. Ce gros colon est plus occupé à gérer son stock de bière qu'à faire régner l’ordre. On le déteste d'autant qu’il est à l’image de ces imbéciles qui brutalisent les forêts et se les approprient. Si Antonio se sent contraint de prendre part à ce massacre, c’est uniquement pour se venger de cette jungle qui lui a pris son amour et ses rêves, Dolores Encarnacion del Santisimo Sacramento Estupinan Otavalo (…!), sa fiancée. Il est habité par la honte, marchant à contresens des valeurs qui lui sont viscérales. Il sait que la paix est constamment menacée dans cet environnement. Il sait aussi que les hommes, de tout temps, et en tous lieux, ont soif de pouvoir et manquent de jugement. Qu’ils détruisent ce qu’ils n’arrivent plus à contrôler. Qu’ils se sentent bien plus grands et bien plus forts que tout ce qui les entoure, probablement parce qu’au fond d’eux-mêmes ce sont eux les plus vulnérables. Quand une femelle ocelot se venge, qui est alors la proie de qui ? Qu’importe le dénouement du combat entre l’homme et l’espèce, Antonio ne se sentira jamais vainqueur. Si seulement les hommes avaient en eux un peu de sa foi. Quant à moi, je sors de ce roman avec un sentiment de fragilité, de peine, car comme lui, j’ai honte et je sais que la partie n’est pas gagnée. L’humain est capable de tout…