« Un vrai voyage, c’est quoi ?
-Une folie qui nous obsède, dis-je, nous emporte dans le mythe ; une dérive, un délire quoi, traversé d’histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac, un truc qui nous laissera pantelants, le soir, en larmes sur le bord du fossé. Dans la fièvre…
-Ah ? fit-il.
-Oui. Cette année, en décembre, nous devons aller au Salon du livre de Moscou. Pourquoi ne pas revenir à Paris en side-car ? À bord d’une belle Oural de fabrication russe. Toi, tu seras au chaud dans le panier, tu pourras lire toute la journée. Moi, je piloterai. Et tu sais quoi ?
-Non.
-Cette année, ce sont les deux cents ans de la Retraite de Russie, dis-je.
-Pas possible ! dit Gras.
-Pourquoi ne pas faire offrande de ces quatre mille kilomètres aux soldats de Napoléon ? »
Qui d’autre que Sylvain Tesson aurait eu l’idée de parcourir 4000 km en side-car sur les traces de l’empereur ? Enfin, c’est une idée que je pourrais très bien imaginer traverser l’esprit d’un Bison, pour peu qu’on lui offre de se tenir au chaud dans la caisse avec une bouteille de vodka à portée de main. Mais, mise à part cette vision jubilatoire, c’est bien ce qu’entreprit de faire Tesson avec quatre amis: Thomas Goisque, photographe, Cédric Gras, géographe, Vitaly et Vassili, deux amis russes appartenant à un club de motocyclistes suicidaires. Question de décorum ou pour donner vie à la passion de Tesson pour ces engins, ils entreprendront de voyager à bord d’une Oural vert kaki de fabrication russe – hommage aux Moujiks à casquette - un bicorne accroché sur la nacelle. Moi je dis qu’il faut quand même être un peu cinglé… et j’adore ça !
«Cédric Gras : les mecs, on m’avait vendu une partie de plaisir dans un side-car confortable où j’étais censé pouvoir lire et écrire.
-Tu te plains ? dis-je.
-Tu deviens précieux ? dit Goisque.
-Foutez-moi la paix ! dit Gras »
Ils partirent le 2 décembre 2012, saluant la mémoire de centaines de milliers de malheureux soldats, victimes d’avoir suivi leur chef. En répétant l’itinéraire de la Retraite de Russie, parsemé de visions cauchemardesques, le but ultime de Tesson était de faire taire en lui l’apitoiement dont l’homme est imprégné. C’était alors une effroyable boucherie, des hommes se mangèrent entre eux, emmitouflés dans des haillons, jetés nus dans les fossés, morts gelés. À moins 40, le froid tue ou rend fou. C’est le pire ennemi, pire encore que la famine, les épidémies et les privations...
« Le froid est un fauve. Il se saisit d’un membre, le mord, ne le lâche plus et son venin peu à peu envahit l’être. Les alpinistes savent que l’engourdissement est une réponse mortellement tentante. »
La Bérézina est une rivière de Biélorussie, affluent du Dniepr. Elle prend sa source dans des collines situées à 80 km au nord de Minsk. C’est aussi un lieu historique, témoin de la bataille opposant Napoléon aux troupes du Tsar en 1812. Deux cents ans plus tard, en traversant ces terres, théâtre d’un massacre sanglant, quels genres de questionnements peuvent émerger de l’esprit de Tesson et de ses hommes ? Au fil de ma lecture, plusieurs ont fait surface, des interrogations mises à l’épreuve par les cinq voyageurs en side-car, reflet d’une prise de conscience du courage des hommes. Qu’auraient-ils éprouvé, eux, en étant témoins de l’horreur ? Comment l’auraient-ils décrite ou encore supportée ? Est-ce qu’on s’habitue à côtoyer la mort ? À quelle extrémité la faim peut nous pousser?
Je crois que de ces épreuves, où l’on fait face à des marées de solitude et de détresse emplies d’autant d’impuissance, on ne peut faire autrement que prendre conscience de nos propres limites, elles-mêmes repoussées par la grandeur des obstacles. Qu’en connaissons-nous d’ailleurs si nous n’avons jamais été confrontés à en côtoyer même les frontières ? Laissés à nous-mêmes, je nous imagine nous découvrir des forces insoupçonnées dont les blessures inhérentes ne viendront nous affecter qu’une fois le tumulte passé. Il me vient en tête cette image de la mer qui, une fois retirée au loin par la marée descendante, laisse sur la peau la brûlure du soleil.
Dans un monde moderne, nous acceptons le sacrifice pour les gens de notre choix. Mais qu’en est-il dans ces circonstances où notre propre survie n’est plus que confinée à l’égoïsme issu de notre société individualiste mais une question d’entraide ? En temps de « guerre » - que je place entre guillemets pour signifier aussi les guerres affectives - je me dis que nous devons forcément nous dire que nous sommes des frères liés dans les épreuves. Peut-être après tout que la liberté se trouve là, dans l’amour que nous portons aux autres…
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Quel beau voyage j’ai fait avec cette bande de joyeux colorés ! Je le dois à un Bison qui s’est isolé dans une cabane avec des caisses de vodka, quelque part Dans les forêts de Sibérie.
Ce roman est drôle et touchant, du grand Tesson tout craché. C’est une immersion dans un monde que l’on croit imaginaire, tant il est fou, mais qui n’est rien d’autre qu’une aspiration de certains hommes à franchir les limites d’eux-mêmes…
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« La vodka est hautement plus efficace que l’espérance »
Sylvain Tesson
« Avec Sylvain Tesson, la solitude ne frappe plus. Elle se distille dans une bouteille de vodka »
Bison des grandes plaines