« À celui qui vit assez longtemps pour s’en rendre compte, le temps démontre qu’il n’est rien dans le monde des humains qui n’ait son équivalent dans la nature. La plupart des hommes sont mus par des appétits assez semblables à ceux des loups »
Ils sont là depuis un demi-milliard d’années, dans ce village reculé du Nord de l’Alaska, Keelut. Cette terre sauvage est la leur. Quand nous marchons dans leur sillage, au mieux, nous empruntons les pas de leurs ancêtres, au pire, nous violons un territoire sacré qu’aucun homme ni dieu n’aurait dû se permettre de franchir. En ce lieu hors du monde, les frontières entre l’homme et l’animal sont bouleversées. Le caprice des hommes, dans sa volonté de dominer la bête, a transgressé les règles. Il a ignoré l’un des besoins les plus fondamentaux : le droit à la liberté. Ils ont pollué les terres, traqué les bisons et les caribous, avant de chasser le loup et d’étendre fièrement leurs peaux comme des trophées au pied de leur foyer. Normalement, les loups auraient fuient les hommes. Mais cette fois, ces derniers sont allés beaucoup trop loin, sans respect de leur territoire. Instinctivement, ils ont sorti leurs griffes et leurs crocs et ils se sont vengés. Puis ils ont tué.
Russell Core, écrivain de nature writing et en quête d’un sujet, se lance vers le nord. Tout juste avant de recevoir la lettre de Medora Slone, il avait voulu en finir avec sa vie. Mais ce qu’il découvrit à Keelut brisa définitivement quelque chose en lui : « l’homme n’est chez lui ni dans la nature ni dans la civilisation, comme une aberration entre les deux ». Peut-on se sentir pleinement appartenir à un lieu qu’on a soi-même transgressé? Est-ce que l’appartenance relève de l’acceptation de l’autre à franchir son territoire ou est-ce qu’elle est issue uniquement de notre volonté d’en faire partie? Le fils de Medora Slone meurt et son corps disparait. Dans sa cabane au milieu de nulle part, elle a rompu les liens avec les humains, plongée dans un mutisme presque surnaturel et hypnotique. Qui des loups ou des dieux aura raison des hommes?
En cet endroit isolé, le froid vif est un manque aussi brûlant que la morsure du vent. Il ajoute à la solitude et la peur, là où les hommes se confondent avec les loups dans une soif de pouvoir et de vengeance. S’il m’a fallu tout ce temps avant d’arriver à vous parler de ce roman, c’est avant tout parce que je n’arrivais pas à décrire l’empreinte sensorielle qu’il avait laissée en moi. Il exige un moment de recul, comme pour mieux revenir d’un monde où nulle route ne mène, à la frontière de la nature sauvage. Cette histoire, je l’ai vécue de l’intérieur, une façon de rendre hommage ou mieux saisir de quoi étaient habités ses personnages. J’ai partagé avec les loups et les hommes ce village de neige et de silence. Il s’est insinué en moi, mystique et troublant, m’a collé à la peau et causé des engelures à l’âme. Il m’a fallu comprendre comment une mère pouvait en arriver à commettre l’irréparable. Mieux appréhender l’ordre de la faim et des éléments, le bien et le mal. Nous sommes nés pour vivre et non pour survivre. L’homme est le plus grand prédateur de l’homme. Et l’auteur nous le rappelle dignement dans son chef-d’œuvre. Aucun homme ni dieu ne dispose du pouvoir qu’il s’approprie…
À l’image de Sukkwan Island, ce roman est un grand voyage intérieur, cette quête de sens de laquelle on ne revient pas tout à fait indemne...
Merci manU de m’avoir fait découvrir ce « périple au fin fond de l’Alaska comme aux tréfonds de l’âme humaine »
Aussi les avis de la Comtesse, en passant par L'Avenue…
« Nous redoutons le froid et les choses que nous ne comprenons pas. Mais, ce que nous redoutons plus que tout, ce sont les actes des plus inconscients d’entre nous »
Un grand coup de cœur… <3